Quelles sont les fonctions de l'éducation ?
Quelles sont les fonctions de l'éducation ?
Personne ne serait prêt aujourd’hui à remettre en cause la légitimité de l’école obligatoire pour tous. Cela signifie donc que nous portons cette institution en haute estime malgré toutes les critiques que nous pouvons diriger à son encontre. Alors pourquoi cette estime ? Pourquoi cette confiance persistante en un système si décrié ? Quelle valeur, quelle fonction plaçons-nous dans l’éducation scolaire pour ne pas nous révolter face à cette obligation juridique de céder l’éducation de nos enfants à l’Etat ?
Personne ne serait prêt aujourd’hui à remettre en cause la légitimité de l’école obligatoire pour tous. Cela signifie donc que nous portons cette institution en haute estime malgré toutes les critiques que nous pouvons diriger à son encontre. Alors pourquoi cette estime ? Pourquoi cette confiance persistante en un système si décrié ? Quelle valeur, quelle fonction plaçons-nous dans l’éducation scolaire pour ne pas nous révolter face à cette obligation juridique de céder l’éducation de nos enfants à l’Etat ?
Endoctrinement, formation et enseignement
C’est dans le contexte éducatif de la Réforme au XVIème siècle qu’est pensée, pour la première fois, l’idée d’une scolarité obligatoire. A cette époque l’instruction du peuple était vue comme une condition nécessaire au développement de la foi à partir de la lecture de textes sacrés. Les résistances seront d’abord nombreuses. Entre le XVIIème et le XVIIIème siècles, cette éducation obligatoire va être vue comme un danger, celui de renforcer le pouvoir religieux dans des Etats qui commencent à se construire contre le pouvoir de l’Eglise romaine. La critique majeure qui sera alors adressée à l’éducation sera tournée contre sa nuisance envers le progrès du système économique. L’éducation détournerait inutilement du travail productif pour mener à de vaines vocations. Il faudra attendre 1882 et les lois Ferry pour voir pour la première fois un argumentaire démocratique apparaître. L’éducation doit être obligatoire pour tous car elle est bénéfique à tous. C’est grâce à elle que des citoyens éclairés et libres peuvent être formés.
Ce qu’il faut retenir de cette brève mise en perspective historique, c’est que trois visions de l’éducation s’opposent. La première considère cette dernière comme un dressage ou un endoctrinement. Elle a pour projet d’inculquer un croire en abusant les gens sur le fait qu’ils pensent par eux-mêmes. La seconde rejette cette éducation pour lui substituer une formation. Ici, l’individu n’est considéré que comme un moyen au service d’une fonction sociale qu’il aura à remplir. On forme quelqu’un à quelque chose. Enfin, les idées des Lumières nous invitent à penser l’éducation comme un enseignement démocratique. A l’école, on apprend à devenir non pas seulement un citoyen mais aussi et surtout un homme autonome et responsable.
La dernière conception de l’éducation est en rupture avec les deux autres, car elle est la seule à être profondément humaniste. Elle est la seule à considérer l’individu comme une fin en soi : on enseigne quelque chose à quelqu’un. C’est donc l’élève qui est la fin de l’enseignement. Ce dernier ne vise ni à lui imposer une vérité extérieure, ni à le conditionner à son futur emploi, mais à le faire grandir, mûrir et en fin de compte à le rendre libre.
Le piège des sciences de l’éducation
Voilà pourquoi nous conservons une certaine confiance dans l’éducation aujourd’hui. Nous sommes marqués par cet héritage positif qui mène naturellement à penser l’éducation comme un enseignement désintéressé. Aujourd’hui, cependant, ce sentiment est parasité par un manque de confiance généralisé envers le système éducatif. Cela s’explique-t-il par le fait que ce dernier abandonne de plus en plus la dimension d’enseignement pour la remplacer insidieusement par un système de formation ?
L’éducateur ne peut se désintéresser des résultats de son action. Pour les contrôler, il doit savoir ce qu’il veut (objectif terminal), comment il y parvient (objectif opérationnel) et enfin, ce qui a été réalisé par ses élèves (évaluation). La naissance puis l’extraordinaire progression des sciences de l’éducation et des techniques pédagogiques à la fin du 20ème siècle ont permis un meilleur contrôle de ces trois domaines. Cependant, le recours à ces outils, sans vision politique réfléchie a donné naissance à un pur instrumentalisme dénué de visée pédagogique profonde. En effet, les techniques et grilles d’évaluation que fournissent les sciences de l’éducation sont des outils précieux pour les éducateurs. Mais il faut faire attention à ce qu’il ne reste que des outils ! Car le mésusage de ces instruments réduit l’éducation à ce qu’on l’on peut observer, mesurer et contrôler. Ils ignorent donc deux aspects fondamentaux de l’enseignement : la durée et la liberté(1), qui sont les deux ingrédients indispensables à la formation à très long terme d’un esprit libre, capable de penser et de juger de lui-même. Attention donc à ne pas utiliser les outils que nous offrent les sciences de l’éducation de manière anti-éducative.
Le paradoxe d’une éducation techniciste : une éducation sans valeur
En effet, ces sciences souffrent d’un paradoxe. En tant que sciences, elles ne se prononcent que sur ce qui est, non sur ce qui doit être. Elles ne peuvent faire autrement que d’enregistrer une réalité de fait. Elles s’interdisent donc tout jugement de valeur, il n’est pas de leur ressort de questionner le fait éducatif sur lequel porte leurs recherches. Le paradoxe ici est que le fait éducatif est d’abord et avant tout un devoir être. N.Postnam(2) affirme qu’au sein de l’ensemble institutionnel d’un Etat, l’école a la fonction qu’aurait un « muscle antagoniste » au sein d’un organisme. Selon lui, l’équilibre social dépend de la complémentarité des institutions entre elles. Dans une culture fermée et statique, l’école doit assurer une fonction de progrès et d’ouverture. A l’inverse, dans une culture en changement perpétuel, il faut qu’elle assure une fonction de mémoire et de jugement. Si l’éducation doit remplir une telle fonction, alors il est indispensable de réfléchir aux valeurs qu’elle doit porter. Il est impossible pour l’éducation de ne pas parler de valeur, impossible en somme de ne pas s’interroger sur les valeurs qu’elle doit porter. Omettre ces valeurs, c’est pourtant ce que se proposent de faire les gouvernements qui aimeraient réduire l’éducation aux sciences éducatives. L’éducation ce contente alors de redoubler les valeurs de la société dans laquelle elle se trouve. En refusant de s’interroger sur les valeurs qu’elle doit transmettre, elle renonce à sa fonction. Alors, elle ne se contente pas d’être inutile : elle en devient dangereuse.
Là où l’éducation devrait enseigner à s’interroger et à juger les valeurs de la société dans laquelle elle se trouve, la science se contente de les décrire et s’abstient de juger la valeur de ce qu’elle observe. L’avantage de cette objectivité scientifique est qu’elle permet de développer un regard aiguisé et claire du monde dans lequel nous vivons. Elle permet de se prémunir contre toute idéologie qui serait fondée sur des postulats contestables. En revanche, cette objectivité peut rapidement sombrer dans l’objectivisme. Si la science a raison, alors pourquoi enseigner la méthode scientifique quand nous pouvons nous contenter d’en transmettre les résultats? Un pareil raccourci fait plonger l’éducation dans les méandres du dogmatisme. Nous n’apprenons plus aux élèves à penser, nous leur apprenons une pensée. Nous risquons donc en réduisant l’éducation aux sciences éducatives de se méprendre sur la fonction de cette dernière et ainsi de glisser vers la pente anti-éducative de l’objectivisme. Les savoirs scientifiques, qu’ils soient enseignés ou mis au service de l’enseignement doivent toujours être considérés comme des moyens et jamais comme des fins en soi. Les faits scientifiques sont les combustibles capables d’alimenter la pensée. Ils ne doivent donc surtout pas être pris pour une cristallisation de cette pensée au risque de réduire l’éducation à un simple dressage.
Le mésusage des sciences de l’éducation fait courir un deuxième danger à notre enseignement contemporain. La science émet des valeurs fonctionnelles : si vous voulez telle fin, nous vous proposons tel moyen qui sera le meilleur. Une telle approche va avoir tendance à faire de l’efficacité la valeur par excellence. Nous tombons alors dans le piège de l’instrumentalité en renversant la hiérarchie des valeurs. Nous ne cherchons plus à mettre des moyens au service de fins désirables, nous faisons au contraire valoir les moyens pour eux-mêmes en nous désintéressant des fins que ces derniers peuvent servir. Un système éducatif est donc considéré comme bon si les enseignements qui y sont proposés sont efficaces. Un tel raisonnement mène à affirmer qu’il est équivalent de former un médecin ou un tortionnaire, tant que l’un et l’autre sont bien formés. Sommes-nous en train de repousser les limites de l’acceptable, de nous élever en « agitateurs professionnels, en professionnels du désordre »(3), en nous interrogeant sur le bon sens d’un tel système ? Ne serait-il pas raisonnable de se poser un instant et de se demander vers quel idéal de société nous aimerions nous diriger ? La formation compulsive d’exécutants, n’est-elle pas le symptôme d’une société qui se serait égarée sur le chemin de ses ambitions ? Ne faudrait-il pas interpréter cette prolifération comme un signal d’alerte ? Signal, nous invitant à réviser ou du moins à clarifier nos objectifs afin de pouvoir envisager une résolution en amont plutôt qu’une correction en aval. Peut-être qu’alors, il sera possible de mettre le savoir scientifique au service de ce qui nous semble bon plutôt que d’en faire un absolu et ainsi de le laisser aux mains d’un impensé...
En somme, ce ne sont pas les sciences éducatives que nous critiquons ici, mais le positivisme ou scientisme qui peut les accompagner. La réserve scientifique ne doit surtout pas devenir une interdiction philosophique. N’oublions pas que l’éducation comporte encore autre chose que ce que les sciences peuvent en dire. Ce n’est pas au sein des institutions éducatives constituées que nous découvrirons les valeurs de l’éducation. Ces valeurs, ne peuvent être qu’un idéal vers lequel nous souhaitons poindre, une exigence motivant nos actions. Et cette exigence doit valoir aussi bien pour les enseignants et pour les parents que pour les gouvernants soucieux de proposer un système éducatif décent.
Mais alors quelles valeurs doivent porter l’éducation : qu’est-ce qui vaut la peine d’être enseigné ?
En nous référant de nouveau à Neil Postnam et à son ouvrage The End of Education: Redefining the Value of School (1995), nous pouvons distinguer deux fonctions de l’éduction. Celle d’unir, autour d’une culture et d’une mémoire commune, et celle de libérer en favorisant une ouverture intellectuelle propice au progrès. Laissant de côté son analyse sur les différents types de sociétés et les modèles éducatifs appropriés à chacun d’eux, nous insisterons sur la complémentarité de ces deux fonctions éducatives.
La première fonction de l’éducation est donc celle d’unir les individus d’une même société. Nous pouvons donc parler de fonction de socialisation. Une limite doit cependant être émise : l’école a-t-elle pour objectif d’intégrer les élèves à une société particulière, ou à une communauté aussi large que possible ? Doit-on privilégier l’enseignement de l’astrologie à celui de l’astronomie du fait que cette discipline soit plus populaire que cette autre ? L’erreur ici serait de croire que nous pouvons élire des matières d’enseignement à la majorité. Si les sciences l’emportent sur l’occultisme, ce n’est certainement pas par plébiscite, mais pour des raisons objectives que nous pouvons tous rationnellement saisir. Cela signifie également qu’il est inutile d’enseigner la chimie comme on enseignerait l’alchimie. Les résultats que nous offre cette discipline n’ont aucun poids s’ils ne sont pas resitués au sein d’une histoire qui a vu émerger une méthode permettant d’élever la chimie au-dessus de toutes ces concurrentes.
Cela nous amène naturellement vers la deuxième fonction de l’éducation. L’enseignant n’apprendra à l’élève que ce qui lui permettra de se libérer, autrement de penser par lui-même. Cela ne sera rendu possible que si le savoir transmis par ce dernier est un savoir transférable : apprendre la méthode scientifique permettra à l’élève de juger la pertinence de conclusion péremptoire déduite d’observations approximatives. Il convient donc de distinguer un enseignement actif, qui fait apprendre, d’un enseignement passif qui se contente de faire savoir. Apprendre que la pénicilline est utilisée dans les traitements contre les infections bactériennes se réduit donc à transmettre un croire, là où expliquer la découverte d’Alexander Fleming, le fonctionnement d’un nouveau principe actif ainsi que la révolution médicale qui en a découlé permet à l’élève de s’approprier la connaissance et de juger par lui-même de sa pertinence.
Cette dimension active de l’élève nous achemine vers l’axe qui polarise l’ensemble de la fonction libératrice de l’éducation, celui de l’effort. L’éducation ne peut mener à l’autonomie des élèves si ces derniers ne sont pas encouragés à prendre la peine d’assumer leur propre éducation. L’effort de l’élève doit donc être, non seulement un moyen, mais aussi une fin de l’éducation. Il faut apprendre aux enfants à faire fond sur eux-mêmes plutôt que de baisser les bras, de soumettre à la critique les dires du professeur plutôt que d’accepter passivement ceux d’une quelconque autorité. Que les élèves puissent prendre en main leur propre apprentissage, voilà ce que doit viser l’éducation.
L’enseignant idéaliste se lève chaque matin en rêvant qu’au cours de la journée un élève critique ses dires en utilisant la méthode qu’il lui a enseigné. Quelle meilleure récompense que de voir les fruits de l’éducation qu’il s’est engagé à proposer pendant des années contre ce qui lui était demandé ? Ceux d’une éducation qui voyait plus loin que la bonne note que remporterait l’élève en rendant tout ce savoir ingurgité pour satisfaire les veines exigences d’un professeur déconnecté des réalités de la classe ? Quelle meilleure récompense que de voir ce que cette éducation chargée de sens a transmis ? En rentrant le soir, cet enseignant pourra s’enorgueillir d’avoir vu l’un de ses élèves penser par lui-même. Un de ces élèves, en effet, aura pu, grâce à lui, éviter de considérer son esprit comme une outre que l’on emplit et l’envisager plutôt comme un muscle que l’on exerce. Sans doute, cet élève se sera d’abord senti désarçonné de voir disparaître en lui la joie immédiate provoquée par l’illusion enivrante du savoir. Mais c’est au prix d’un effort personnel et volontaire qu’il aura troqué cette joie immédiate contre un plaisir durable, celui que fait naître l’acquisition d’un savoir critique. Un savoir lui permettant de se réapproprier le monde plutôt que de le subir.
BAPTISTE DUBOIS
Endoctrinement, formation et enseignement
C’est dans le contexte éducatif de la Réforme au XVIème siècle qu’est pensée, pour la première fois, l’idée d’une scolarité obligatoire. A cette époque l’instruction du peuple était vue comme une condition nécessaire au développement de la foi à partir de la lecture de textes sacrés. Les résistances seront d’abord nombreuses. Entre le XVIIème et le XVIIIème siècles, cette éducation obligatoire va être vue comme un danger, celui de renforcer le pouvoir religieux dans des Etats qui commencent à se construire contre le pouvoir de l’Eglise romaine. La critique majeure qui sera alors adressée à l’éducation sera tournée contre sa nuisance envers le progrès du système économique. L’éducation détournerait inutilement du travail productif pour mener à de vaines vocations. Il faudra attendre 1882 et les lois Ferry pour voir pour la première fois un argumentaire démocratique apparaître. L’éducation doit être obligatoire pour tous car elle est bénéfique à tous. C’est grâce à elle que des citoyens éclairés et libres peuvent être formés.
Ce qu’il faut retenir de cette brève mise en perspective historique, c’est que trois visions de l’éducation s’opposent. La première considère cette dernière comme un dressage ou un endoctrinement. Elle a pour projet d’inculquer un croire en abusant les gens sur le fait qu’ils pensent par eux-mêmes. La seconde rejette cette éducation pour lui substituer une formation. Ici, l’individu n’est considéré que comme un moyen au service d’une fonction sociale qu’il aura à remplir. On forme quelqu’un à quelque chose. Enfin, les idées des Lumières nous invitent à penser l’éducation comme un enseignement démocratique. A l’école, on apprend à devenir non pas seulement un citoyen mais aussi et surtout un homme autonome et responsable.
La dernière conception de l’éducation est en rupture avec les deux autres, car elle est la seule à être profondément humaniste. Elle est la seule à considérer l’individu comme une fin en soi : on enseigne quelque chose à quelqu’un. C’est donc l’élève qui est la fin de l’enseignement. Ce dernier ne vise ni à lui imposer une vérité extérieure, ni à le conditionner à son futur emploi, mais à le faire grandir, mûrir et en fin de compte à le rendre libre.
Le piège des sciences de l’éducation
Voilà pourquoi nous conservons une certaine confiance dans l’éducation aujourd’hui. Nous sommes marqués par cet héritage positif qui mène naturellement à penser l’éducation comme un enseignement désintéressé. Aujourd’hui, cependant, ce sentiment est parasité par un manque de confiance généralisé envers le système éducatif. Cela s’explique-t-il par le fait que ce dernier abandonne de plus en plus la dimension d’enseignement pour la remplacer insidieusement par un système de formation ?
L’éducateur ne peut se désintéresser des résultats de son action. Pour les contrôler, il doit savoir ce qu’il veut (objectif terminal), comment il y parvient (objectif opérationnel) et enfin, ce qui a été réalisé par ses élèves (évaluation). La naissance puis l’extraordinaire progression des sciences de l’éducation et des techniques pédagogiques à la fin du 20ème siècle ont permis un meilleur contrôle de ces trois domaines. Cependant, le recours à ces outils, sans vision politique réfléchie a donné naissance à un pur instrumentalisme dénué de visée pédagogique profonde. En effet, les techniques et grilles d’évaluation que fournissent les sciences de l’éducation sont des outils précieux pour les éducateurs. Mais il faut faire attention à ce qu’il ne reste que des outils ! Car le mésusage de ces instruments réduit l’éducation à ce qu’on l’on peut observer, mesurer et contrôler. Ils ignorent donc deux aspects fondamentaux de l’enseignement : la durée et la liberté(1), qui sont les deux ingrédients indispensables à la formation à très long terme d’un esprit libre, capable de penser et de juger de lui-même. Attention donc à ne pas utiliser les outils que nous offrent les sciences de l’éducation de manière anti-éducative.
Le paradoxe d’une éducation techniciste : une éducation sans valeur
En effet, ces sciences souffrent d’un paradoxe. En tant que sciences, elles ne se prononcent que sur ce qui est, non sur ce qui doit être. Elles ne peuvent faire autrement que d’enregistrer une réalité de fait. Elles s’interdisent donc tout jugement de valeur, il n’est pas de leur ressort de questionner le fait éducatif sur lequel porte leurs recherches. Le paradoxe ici est que le fait éducatif est d’abord et avant tout un devoir être. N.Postnam(2) affirme qu’au sein de l’ensemble institutionnel d’un Etat, l’école a la fonction qu’aurait un « muscle antagoniste » au sein d’un organisme. Selon lui, l’équilibre social dépend de la complémentarité des institutions entre elles. Dans une culture fermée et statique, l’école doit assurer une fonction de progrès et d’ouverture. A l’inverse, dans une culture en changement perpétuel, il faut qu’elle assure une fonction de mémoire et de jugement. Si l’éducation doit remplir une telle fonction, alors il est indispensable de réfléchir aux valeurs qu’elle doit porter. Il est impossible pour l’éducation de ne pas parler de valeur, impossible en somme de ne pas s’interroger sur les valeurs qu’elle doit porter. Omettre ces valeurs, c’est pourtant ce que se proposent de faire les gouvernements qui aimeraient réduire l’éducation aux sciences éducatives. L’éducation ce contente alors de redoubler les valeurs de la société dans laquelle elle se trouve. En refusant de s’interroger sur les valeurs qu’elle doit transmettre, elle renonce à sa fonction. Alors, elle ne se contente pas d’être inutile : elle en devient dangereuse.
Là où l’éducation devrait enseigner à s’interroger et à juger les valeurs de la société dans laquelle elle se trouve, la science se contente de les décrire et s’abstient de juger la valeur de ce qu’elle observe. L’avantage de cette objectivité scientifique est qu’elle permet de développer un regard aiguisé et claire du monde dans lequel nous vivons. Elle permet de se prémunir contre toute idéologie qui serait fondée sur des postulats contestables. En revanche, cette objectivité peut rapidement sombrer dans l’objectivisme. Si la science a raison, alors pourquoi enseigner la méthode scientifique quand nous pouvons nous contenter d’en transmettre les résultats? Un pareil raccourci fait plonger l’éducation dans les méandres du dogmatisme. Nous n’apprenons plus aux élèves à penser, nous leur apprenons une pensée. Nous risquons donc en réduisant l’éducation aux sciences éducatives de se méprendre sur la fonction de cette dernière et ainsi de glisser vers la pente anti-éducative de l’objectivisme. Les savoirs scientifiques, qu’ils soient enseignés ou mis au service de l’enseignement doivent toujours être considérés comme des moyens et jamais comme des fins en soi. Les faits scientifiques sont les combustibles capables d’alimenter la pensée. Ils ne doivent donc surtout pas être pris pour une cristallisation de cette pensée au risque de réduire l’éducation à un simple dressage.
Le mésusage des sciences de l’éducation fait courir un deuxième danger à notre enseignement contemporain. La science émet des valeurs fonctionnelles : si vous voulez telle fin, nous vous proposons tel moyen qui sera le meilleur. Une telle approche va avoir tendance à faire de l’efficacité la valeur par excellence. Nous tombons alors dans le piège de l’instrumentalité en renversant la hiérarchie des valeurs. Nous ne cherchons plus à mettre des moyens au service de fins désirables, nous faisons au contraire valoir les moyens pour eux-mêmes en nous désintéressant des fins que ces derniers peuvent servir. Un système éducatif est donc considéré comme bon si les enseignements qui y sont proposés sont efficaces. Un tel raisonnement mène à affirmer qu’il est équivalent de former un médecin ou un tortionnaire, tant que l’un et l’autre sont bien formés. Sommes-nous en train de repousser les limites de l’acceptable, de nous élever en « agitateurs professionnels, en professionnels du désordre »(3), en nous interrogeant sur le bon sens d’un tel système ? Ne serait-il pas raisonnable de se poser un instant et de se demander vers quel idéal de société nous aimerions nous diriger ? La formation compulsive d’exécutants, n’est-elle pas le symptôme d’une société qui se serait égarée sur le chemin de ses ambitions ? Ne faudrait-il pas interpréter cette prolifération comme un signal d’alerte ? Signal, nous invitant à réviser ou du moins à clarifier nos objectifs afin de pouvoir envisager une résolution en amont plutôt qu’une correction en aval. Peut-être qu’alors, il sera possible de mettre le savoir scientifique au service de ce qui nous semble bon plutôt que d’en faire un absolu et ainsi de le laisser aux mains d’un impensé...
En somme, ce ne sont pas les sciences éducatives que nous critiquons ici, mais le positivisme ou scientisme qui peut les accompagner. La réserve scientifique ne doit surtout pas devenir une interdiction philosophique. N’oublions pas que l’éducation comporte encore autre chose que ce que les sciences peuvent en dire. Ce n’est pas au sein des institutions éducatives constituées que nous découvrirons les valeurs de l’éducation. Ces valeurs, ne peuvent être qu’un idéal vers lequel nous souhaitons poindre, une exigence motivant nos actions. Et cette exigence doit valoir aussi bien pour les enseignants et pour les parents que pour les gouvernants soucieux de proposer un système éducatif décent.
Mais alors quelles valeurs doivent porter l’éducation : qu’est-ce qui vaut la peine d’être enseigné ?
En nous référant de nouveau à Neil Postnam et à son ouvrage The End of Education: Redefining the Value of School (1995), nous pouvons distinguer deux fonctions de l’éduction. Celle d’unir, autour d’une culture et d’une mémoire commune, et celle de libérer en favorisant une ouverture intellectuelle propice au progrès. Laissant de côté son analyse sur les différents types de sociétés et les modèles éducatifs appropriés à chacun d’eux, nous insisterons sur la complémentarité de ces deux fonctions éducatives.
La première fonction de l’éducation est donc celle d’unir les individus d’une même société. Nous pouvons donc parler de fonction de socialisation. Une limite doit cependant être émise : l’école a-t-elle pour objectif d’intégrer les élèves à une société particulière, ou à une communauté aussi large que possible ? Doit-on privilégier l’enseignement de l’astrologie à celui de l’astronomie du fait que cette discipline soit plus populaire que cette autre ? L’erreur ici serait de croire que nous pouvons élire des matières d’enseignement à la majorité. Si les sciences l’emportent sur l’occultisme, ce n’est certainement pas par plébiscite, mais pour des raisons objectives que nous pouvons tous rationnellement saisir. Cela signifie également qu’il est inutile d’enseigner la chimie comme on enseignerait l’alchimie. Les résultats que nous offre cette discipline n’ont aucun poids s’ils ne sont pas resitués au sein d’une histoire qui a vu émerger une méthode permettant d’élever la chimie au-dessus de toutes ces concurrentes.
Cela nous amène naturellement vers la deuxième fonction de l’éducation. L’enseignant n’apprendra à l’élève que ce qui lui permettra de se libérer, autrement de penser par lui-même. Cela ne sera rendu possible que si le savoir transmis par ce dernier est un savoir transférable : apprendre la méthode scientifique permettra à l’élève de juger la pertinence de conclusion péremptoire déduite d’observations approximatives. Il convient donc de distinguer un enseignement actif, qui fait apprendre, d’un enseignement passif qui se contente de faire savoir. Apprendre que la pénicilline est utilisée dans les traitements contre les infections bactériennes se réduit donc à transmettre un croire, là où expliquer la découverte d’Alexander Fleming, le fonctionnement d’un nouveau principe actif ainsi que la révolution médicale qui en a découlé permet à l’élève de s’approprier la connaissance et de juger par lui-même de sa pertinence.
Cette dimension active de l’élève nous achemine vers l’axe qui polarise l’ensemble de la fonction libératrice de l’éducation, celui de l’effort. L’éducation ne peut mener à l’autonomie des élèves si ces derniers ne sont pas encouragés à prendre la peine d’assumer leur propre éducation. L’effort de l’élève doit donc être, non seulement un moyen, mais aussi une fin de l’éducation. Il faut apprendre aux enfants à faire fond sur eux-mêmes plutôt que de baisser les bras, de soumettre à la critique les dires du professeur plutôt que d’accepter passivement ceux d’une quelconque autorité. Que les élèves puissent prendre en main leur propre apprentissage, voilà ce que doit viser l’éducation.
L’enseignant idéaliste se lève chaque matin en rêvant qu’au cours de la journée un élève critique ses dires en utilisant la méthode qu’il lui a enseigné. Quelle meilleure récompense que de voir les fruits de l’éducation qu’il s’est engagé à proposer pendant des années contre ce qui lui était demandé ? Ceux d’une éducation qui voyait plus loin que la bonne note que remporterait l’élève en rendant tout ce savoir ingurgité pour satisfaire les veines exigences d’un professeur déconnecté des réalités de la classe ? Quelle meilleure récompense que de voir ce que cette éducation chargée de sens a transmis ? En rentrant le soir, cet enseignant pourra s’enorgueillir d’avoir vu l’un de ses élèves penser par lui-même. Un de ces élèves, en effet, aura pu, grâce à lui, éviter de considérer son esprit comme une outre que l’on emplit et l’envisager plutôt comme un muscle que l’on exerce. Sans doute, cet élève se sera d’abord senti désarçonné de voir disparaître en lui la joie immédiate provoquée par l’illusion enivrante du savoir. Mais c’est au prix d’un effort personnel et volontaire qu’il aura troqué cette joie immédiate contre un plaisir durable, celui que fait naître l’acquisition d’un savoir critique. Un savoir lui permettant de se réapproprier le monde plutôt que de le subir.
BAPTISTE DUBOIS
(1) Article : Pour une éducation horticole
(2) Neil Postnam et à son ouvrage The End of Education: Redefining the Value of School (1995)
(3) Macron cité dans un article de Libération du 12 avril 2018 (Macron : « Ce sont des agitateurs professionnels »)
(1) Article : Pour une éducation horticole
(2) Neil Postnam et à son ouvrage The End of Education: Redefining the Value of School (1995)
(3) Macron cité dans un article de Libération du 12 avril 2018 (Macron : « Ce sont des agitateurs professionnels »)
Mentions Légales - Ce site utilise des cookies à des fins statistiques
Pour plus d'informations, cliquez ICI. Conditions Générales d'Utilisation